Deux millions intramuros
--> Où l'auteur visite Paris by Night
J'étais au vingt-septième étage, accoudé à la fenêtre. Derrière moi, la fête battait son plein.
Et dans la nuit pourpre impérial, au dessus des veines vaporeuses et sodées dans lesquelles transitent les globules à quatre roues, je vis un millier d'étoiles.
Un tapis d'immeubles se dressait comme un gazon huileux et sombre piqueté de reflets d'or jaune, blanc ou parfois bleus. Et derrière certaines de ces petites lucarnes se trouvaient de petites vies.
Qui un diner de famille, qui cuisinait un plat solitaire, qui prenait une douche, qui regardait un écran, qui bien d'autre encore.
Et je me suis mis à imaginer. Imaginer le reste de l'appartement, suivre la personne qui se levait de table, la voir aller en cuisine prendre un plat. Imaginer que le plancher était transparent, que les murs l'étaient aussi, voir les habitants de l'étage du dessous, ceux de l'autre côté du couloir, dans l'immeuble d'en face, et ainsi de suite.
Et comme un feu de brousse, le monde s'ouvrait à moi. Les gens flottaient devant mes yeux ébahis, vivant comme des rats de laboratoire dans une cage de verre que j'observerais de loin. Il y en avait tant. Un millier d'immeubles sombres réduits à de grandes parois de verre, et autant si ce n'est plus de vies qui se déroulaient sous mes yeux.
Alors j'ai continué à imaginer. Cette vieille dame devait être la belle-mère, elle avait travaillé dans les usines durant la grande guerre. Sa fille est secrétaire médicale tandis que son gendre est comptable, ils se sont rencontrés dans un bal en Alsace, dont ils sont tous les deux originaires. A chaque petite fourmi grouillant dans cette fourmilière transparente venait s'attacher une étiquette sur laquelle était écrite sa vie. Et mon champ de vision de s'emplir d'étiquettes, plein, partout.
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Un poids lourd sur mon épaule et une haleine fétide me font revenir à la réalité.
"- Oh cousin, tires pas la tronche, tu veux un beedo ? on voit la vie différemment !
- Non merci, je suis bien sans."