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Intimités dévoilées

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L'un de mes premiers souvenirs est celui de ténèbres lourdes, oppressantes et suffocantes.

Une douleur lancinante ravageait mes côtes. Puis vinrent le froid et l'humidité. Un torrent glacial se déversait sur moi, remplissait ma gorge et mes poumons, m'asphyxiait. Lorsque j'ouvris les yeux et la bouche, quémandant de l'air à grande goulées avides, je me trouvais assis. Assis sur une chaise en bois vermoulu, dans une pièce aux murs sales et moisis. Il pend du plafond un lustre antique à l'apparence patinée et centenaire, qui baigne l'endroit d'un reflet de pénombre faible et blafard. Ce même plafond est parcouru de veines craquelées, signes évidents d'érosion due à l'eau et au temps qui passe. Ces veines vont rejoindre les murs qui se fendillent ici et là sous la pression de l'eau qui les gonfle comme des éponges pourrissantes, dégorgeant des tapis de champignons et autres mousses comme un enfant voulant toucher sa luette.

Je baisse les yeux et la tête pour découvrir devant moi une table en bois écaillé sur laquelle est posée une machine à écrire aux reflets métalliques dépolis à côté de laquelle se trouve une pile de feuilles jaunies et froissées comme d'anciens parchemins remis à plat. Je remarque que mes pieds sont attachés à la chaise par un ruban adhésif, tandis que mes mains sont maintenues par des cylindres de fonte reliés au sol par des chaînes de la même matière. De l'autre côté de la table, il y a une ombre : deux jambes, deux bras, un seau en bois cerclé de fer rouillé.
Je me rends compte alors que je suis trempé et frigorifié. L'air ici est glacial comme la bise marine au petit matin, mais l'iode y a laissé la place aux relents rances et moites d'une jungle tropicale. Mes vêtements mouillés sont autant de lianes glacées collant à ma peau hérissée et frissonnante.

"- Bonjour. il est 6H59, nous sommes le 17 février. Le temps dehors est couvert, avec des nuages sur la pointe nord du Cotentin et des températures n'excédant pas sept degrés Celsius dans la matinée. Vous êtes actuellement victime d'une prise d'otage.
Enfin, pas exactement. Voyez, je n'ai pas vraiment apprécié votre dernier roman. Quelqu'un de votre envergure, de votre talent, devrait briller bien plus que ce que vous nous avez montré dans ce tas de feuilles sèches ramassées à la pelle sur les quais  boueux de la Seine.
Vous êtes le phénix de ces bois, que diable ! Rappelez vous votre premier roman, cette innocence, cette naïveté que vous affichiez, qui transpirait dans votre prose. On sentait la passion, l'envie, le désir d'enflammer le coeur de vos lecteurs. Et maintenant que vous êtes riche et célèbre, vous pensez pouvoir vous en tirer avec un torchon que n'importe quel écrivaillon de feuille de chou bimestrielle pourrait pondre comme on défèque un dîner trop copieux ? Non, mon bon monsieur. Non, non, non. Il va falloir écrire. Il va falloir écrire mieux que ça. Beaucoup mieux.
Nous allons - et quand je dis nous je dis vous - nous allons donc repartir à zéro, revenir au premier jet, au premier instant créateur, à cette étincelle primordiale qui faisait rejaillir sur le papier un océan d'encre sur lequel vous fîtes voguer mon imagination la toute première fois. Vous allez donc prendre ces feuilles et utiliser cette antique machine pour produire un chef-d'oeuvre. Un vrai, un grand, un beau chef-d'oeuvre qui transcendera la passion et sublimera les sentiments humains. La foule vous accueillera comme un poète d'un genre nouveau et me célébrera comme la muse qui inspira cette magnificence !
Imaginez le tableau : Une passion brûlante, dévorante comme un soleil, embrasant les coeurs partout ou elle passe. Un traînée flamboyante qui marquera au fer rouge les consciences endormies de nos amis humains. Allez, il faut se mettre à écrire."

Le voilà parti. Je regarde autour de moi, dans l'espoir de découvrir un détail qui m'aurait échappé la première fois, un outil ou une autre sortie. Malheureusement, la pièce est vie si l'on décompte le lustre, la table et la chaise; ainsi que les feuilles et la machine. Il n'y a qu'une sortie, la porte; dont la lucarne laisse voir des planches de bois en piteux état, indiquant qu'elle est barricadée de l'extérieur. J'attends, tous les sens aux aguets, pendant ce qui me semble une éternité. Puis je me rappelle la chemise mouillée qui m'étreint, et frissonne. Si ça continue, je vais attraper une pneumonie. Je déboutonne donc fébrilement ma chemise, m'en dégage et l'envoie voler d'une extension rageuse du bras. Elle atterri quatre ou cinq centimètres plus loin avec un morne "Floc!" qui traduit allègrement ses envolées lyriques de chemise en cachemire dans la brise fraîche du joyeux matin.
Je me frictionne tant bien que mal le torse et les bras afin d'y faire circuler un peu de sang et de chaleur. Une fois ceci fait, je tente d'appeler à l'aide. Je m'égosille, hurle, jure et crie, mais rien n'y fait, je n'ai aucune réponse. Il n'y a, ici, que moi et une machine à écrire. Alors que le froid commence à m'engourdir à nouveau, je lance un regard curieux vers cette machine. Peut être taper dessus me réchauffera ne serait-ce qu'un peu.
C'est une machine à écrire assez vieillotte, une fine couche de poussière la recouvre. Je reconnais là une Underwood 4-Bank 1926. Un classique sobre et élégant, dénué de fioritures inutiles mais des plus faciles à utiliser. Malgré l'âge, elle est là, devant moi, fièrement posée sur la table, ses petites touches ivoires malingres tendues vers moi dans une supplique déchirante, désespérée et étrangement rebelle. Elle me regarde de son unique rouleau, sa lourde armature accrochant quelques reflets oubliés par la pénombre, et je lis sur le bandeau un message à moi seul destiné :

"- Il y a des années que je n'ai pas été touchée. Prends moi, frappes, utilises moi."

Il y a comme un déclic. Cet inconnu a tout prévu, j'en suis persuadé. Mes cris n'ont alerté personne parce qu'il le voulait ainsi. Je suis dans son monde, et je ne peux m'en sortir qu'en me pliant à ses règles. Ma voix est brisée par mes tentatives répétées et infructueuses, mes pieds sont gelés, l'ennui morne me guette, et les rares signes de vie viennent de la lumière insistante réfléchie par cette Underwood.
Je sens le rouge me monter aux joues, et une certaine chaleur prendre place dans mon corps. Soudain je suis intimidé par cette petite merveille d'ingéniosité qui se trouve devant moi. J'avance des doigts tremblants vers la machine. Lorsque j'effleure la touche "E", je sens un frisson me parcourir du bras au ventre. Je recule prestement la main, apeuré. Puis je m'enhardis et atteint la touche "D". Je pose le doigt dessus. Rien ne se passe. J'appuie d'un coup sec. Aussitôt un de ses petits bras se redresse, fier et droit, pour venir s'abattre avec zèle sur la bande sombre avec un "tchac!" sonore et enjoué. Lorsque je relâche la pression, le bras reviens tranquillement dans son logement, la satisfaction du devoir accompli s'affichant partout sur sa tête barbouillée.
Je me penche sur le côté, attrape une feuille et la glisse devant le rouleau.
Puis je commence à taper. J'hésite tout d'abord, curieux de connaître ses réactions, ses manies, ses habitudes, son rythme. Lorsque je me sens plus assuré, je commence à forcer un peu, la menant aux limites de sa vitesse. Une ou deux fois je dois démêler des bras bloqués car je suis allé trop vite. Je m'excuse humblement puis recommence à taper. Lorsque je la connais sur le bout des doigts, je me lance.
Je change tout d'abord de feuille, puis je me mets directement à taper à grande cadence. Mes doigts survolent les touches, les effleurent, les caressent. Parfois doux, parfois violent, j'attaque, pousse et conquiert. Elle est à ma merci, résistant pour la forme, proie conquise voulant sauver son orgueil. Je la domine et la dirige, faisant d'elle un outil qui prolonge mon bras et ma pensée. Entre mes mains, elle est une partenaire que je fais virevolter. A chaque ligne, lorsque le rouleau arrive en bout de course, je hurle et peste avant de le renvoyer sur le côté d'un geste rageur.
Il ne fait plus froid. La petite flamme de la timidité est devenue un brasier exalté, et plus je bouge les bras plus je sens l'air trembler autour de moi. J'ai atteint un rythme de croisière, et les feuillets passent de la pile de droite à la pile de gauche, leurs fibres virginales teintées du suc de calamar au milieu du voyage. Je ne sais même plus ce que j'écris, bien que je sache qu'il y a une histoire en train de naître. Mais pour moi, il n'existe que mes mains et la machine. Je l'entraîne en un tourbillon de bras rapides qui martèlent le bandeau sombre comme une grêle de printemps sur une vitre vibrante.
C'est lorsque la chaleur deviens insoutenable que je m'arrête un instant pour revenir à moi. J'essuie de mon avant-bras la sueur qui coule sur mon front et me frotte vigoureusement les bras et le torse, couverts de sueur eux aussi. Puis je regarde autour de moi, un peu désorienté et inquiet.
Les planches qui peu avant bloquaient la porte ne sont plus là. La porte non plus d'ailleurs. Il n'y a à la place qu'un grand brasier à la palette automnale. Le feu viens de ce qui semble être un couloir, et les langues arides ont tôt fait de sécher les murs qui auparavant regorgeaient de champignons putrides. C'est là que je me rends compte de l'odeur suffocante du lieu, sûrement due à la combustion des matières en décomposition. Je lance un regard vers la machine, et mon manuscrit. Il avait raison, je peux faire bien mieux. Bien mieux. Ce manuscrit est mon chef-d'oeuvre. J'y ai mis tant de moi-même... Mais il n'est pas fini. Oh non, il n'est pas fini. Et il n'y a pire honte pour un auteur que de présenter un manuscrit que l'on a pas fini. Je me rends bien compte qu'avec les fers qui me retiennent, je n'en sortirai pas vivant. Les langues voraces ont déjà baigné toute la salle de leur présence. Elles m'entourent et se rapprochent peu à peu, rongeant ce qui reste d'une antique moquette.
Tel un damné, je reprends ma course sur les touches soumises à ma volonté. Mes doigts entament une sarabande, volant, courant, frappant, heurtant, malmenant un pays contraint. J'oublie le feu qui brûle à l'extérieur et me concentre sur celui qui ravage l'intérieur.
Les flammes s'approchent de mes talons, attrapent mes chevilles. Elles remontent le long de la chaise pour embrasser mon dos, mes aisselles, mes épaules. La douleur est indescriptible, mais elle ne fait qu'attiser ma détermination. Tandis que ma peau se couvre de cloques et de pustules suppurantes, je transmet aux feuillets les derniers vestiges de mon oeuvre. Il n'y a plus aucun doute en moi, plus aucune hésitation. Ce n'est plus une histoire que j'écris, une sagesse que je transmets, mais un monde qui se crée. Quelque part, toutes ces personnes que j'ai couché par écrit existent, vivent et meurent. Elles sont réelles. Je suis leur père éternel, le phénix de ces bois, renaissant de mes cendres. Mais pour renaître dans ce monde que je viens de créer, il me faut d'abord le finir. Le finir avant que ma chair carbonisée ne puisse plus porter mes os, délivrer mon ultime message. Les mots s'alignent un à un, le temps s'étire, se fige, tandis que chaque mot arraché à la machine semble prendre une éternité avant de laisser place au suivant. Plusieurs éternités s'enchaînent les unes après les autres, quand je vois mes doigts noircis s'effondrer sur les touches qui ne cèdent plus sous mes coups. Mes yeux soudain ne voient plus. Une rivière de lave coule dans mes veines, atteint mon coeur, explose comme une supernova.

Je suis l'Univers.
Ecrit par Mr Freeze, à 15:40 dans la rubrique "Classeur".



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