50 ans c'est trop vieux !
--> tout à changé le 18 février
L'été s'annonçait, chaud. Très chaud.
Nous en étions à la mi-février, et déjà je me permettais une chemise à manches courtes en terrasse de mon bistrot favori des bords de Seine pendant que les glaçons fondaient dans mon café. Une invention rudement agréable, ce café glacé. J'en était à la rubrique "faits divers" du journal quand mon client arriva. C'était un amateur de peinture, riche patron d'une multinationale pimpante, un peu snob et autant intéressé par mes oeuvres que moi par son portefeuille. Cela mis à part, je ne savait rien de lui et ne voulait pas en savoir plus. Il m'avait réquisitionné pour peindre une sorte de penthouse sur le toit d'un immeuble. Carte blanche, mais il voulait du baroque, du puissant, du grandiose, quelque chose qui marque les esprits. Je n'avais pas vraiment d'idées, je n'avais pas non plus réellement réfléchi à ce que j'allais faire de son loft, quand je me rappelais l'article du journal :
"Barbie, une quinqua avec de beaux restes"
La suite est allée très vite.
Je l'ai suivi dans l'île de la cité, à travers un dédale de petites ruelles toutes plus sales et pittoresques que les précédentes. Nous sommes entrés dans un immeuble qui ne payait pas de mine, avons monté un escalier en bois déformé par les années et il m'a ouvert une porte métallique qui déparait avec le reste du pallier. Je suis entré dans un appartement qui ressemblait plus à une serre qu'a autre chose. Deux murs blancs et nus se faisant face, et une structure métallique supportant une voûte de verre. C'était un endroit tout à fait agréable. J'ai posé la lourde malle pleine de fournitures que je transportais et il a fermé la porte derrière moi.
J'ai immédiatement sorti un crayon gras et une gomme "mie de pain" afin de me mettre au travail. De grands traits, un geste ample du bras, je croque, esquisse, gomme, recalcule, trace, contourne, redistribue, efface, recommence. Je tire par ici, je compresse là, je diffuse ceci et condense cela. Au final, c'est surtout pour me donner une contenance, au cas ou il ait oublié quelque chose, ou vienne vérifier que je travaille diligemment. Car l'image est là, dans ma tête, devant mes yeux, autour de moi. Je sais exactement ce que je veux. Quelle teinte appliquer sur cette poignée, quelle couleur donner à ce mur, quel ton mettre au sol. Les aplats par ici, les dégradés et les fondus pour les relier, le frottis pour la texture et le glacis pour l'effet poli; la trame pour l'ombre et les traits pour insister sur ce détail. Devant moi, je ne trouvais pas deux murs et un sol blanc, mais une série de couleurs : Carmin ici, blé mur par là. Azur et roi se retrouvent dans ce coin tandis que celui-ci accueille la terre de sienne et le canari.
Je tends l'oreille, vérifie qu'il n'est pas en train de revenir, et arrête de gesticuler. Il est temps de se mettre aux choses sérieuses. C'est un procédé assez douloureux, mais surtout; bruyant. Très bruyant. J'inspire profondément, vais chercher l'air le plus éloigné pour en gonfler mes poumons jusqu'à presque en éclater.
Puis je hurle.
C'est un grand cri rauque et bestial, comme le sanglier encerclé qui se prépare à charger. J'ai devant moi une meute de chiens enragés, affamés, prêt à m'étriper. Leur maîtres sont deux grandes tâches blanches dans le coin de mon champ de vision. Lorsque j'ai fini de relâcher tout l'air que j'avais inspiré dans cette exultant cri qui me racle la trachée comme une bêche qui retourne la terre meuble d'un champ fertile, je me rue sur le premier chien. C'est un pot marqué Groseille dont j'arrache le couvercle avec hargne avant de le secouer de toute la force de mes bras. J'asperge ses maîtres d'une grande traînée grenat, laisse tomber le pot et me rue sur un autre. C'est un chien nommé Soufre. J'en envoie le contenue valdinguer en l'air, éphémère sculpture venue du futur. Elle va s'écraser dans toute la molle paresse d'une baleine s'échouant avec les derniers restes de grâce et dignité dont elle est capable, avant de rester figée contre la paroi. Le troisième chien porte un tatouage Myosotis. Celui-ci, je l'évide sur le sol comme si je jouais au bowling avec ses entrailles. L'odeur du sang me monte à la tête. C'est devenu une manie. J'attrape Menthe, lui ouvre la tête d'un coup de dents rageur et entreprend de m'enduire de son être. J'éclate de rire et glisse sur les restes de Myosotis. Je me débats un instant, surnage dans une piscine dont la profondeur n'excède pas celle de mes doigts, et me rends compte que Menthe et Myosotis semblent s'entendre très bien, malgré le fait que je viens de les éventrer. Je bats des bras, les agite comme pour marquer la neige virginale de l'empreinte d'un ange, mais le mien n'a apparemment ni ailes, ni robe.
C'est ici le moment douloureux. Lorsque je vois toutes ces couleurs, ce rouge, je reviens un instant à moi. Je ne suis pas en train de lutter contre des chiens, mais bien en train d'assassiner d'innocents pots de peinture aux noms fruités à l'autel d'une guerre fratricide entre les murs et moi. Pauvres soldats tombés au champ d'honneur, pour ne récolter que les racines des pissenlits à la place des lauriers mérités. Mes larmes commencent à couler, je me roule en boule au sol, geins et chuinte comme un nouveau-né.
Je tends un bras vers le cadavre mutilé d'un de mes fidèle serviteurs, tente de toucher sa peau de plastique doux et tiède, mais ne rencontre que du métal froid. J'essaye de rassembler leurs organes, de toucher la souplesse de leur vie, mais ils sont déjà durs et secs. Je commence à battre frénétiquement des bras, je gigote dans tous les sens comme un poisson sorti de l'eau. Je suffoque et me noie dans mes sanglots.
Puis je sombre.
J'entends des oiseaux triller. Le soleil darde un rayon paresseux sur mes paupières. Je me suis encore évanoui après une commande, je le devine. J'ouvre les yeux, alerte, et me relève. Quelle grâce. Quelle magnificence. C'est un feu d'artifice, un arc-en-ciel, une explosion ! Les couleurs sont vives, brillantes, vivantes, mouvantes ! Elle est parfaite, telle que je la voulais. Je passe donc dans la cuisine prendre un café, dans la salle de bain prendre une douche, puis dans la cuisine prendre un autre café. Je m'habille, descend les escaliers et retrouve mon client chez le gardien.
Je m'attendais à ce qu'il soit surpris, mais pas à sa convocation au tribunal. Si j'ai bien compris son charabia entrecoupé de postillons, de gestes grossiers et de halètements frénétiques, il n'a pas apprécié mon oeuvre. Le rustre.
C'était un magnifique portrait de Barbie. Barbie, qui comme le disait le journal, fêtait ses cinquante ans. Cinquante longues années coincée dans ce corps au plastique irréprochable, qui ne vieillis pas. C'est là que j'ai percuté. Vous savez qui ne vieillis pas non plus ? Dorian Gray.
J'avais peint Barbie ridée, décatie, pleine de varices et d'escarres, sciatique et tour de rein en plus. Pendant que la poupée resterait à jamais inchangée, la peinture sous la serre, exposée aux saisons, vieillirais lentement mais sûrement. Ses couleurs terniraient, s'effriteraient. Le brillant deviendrait mat, les dégradés et les fondus s'amalgameraient... C'est de toute beauté !
Le Pavillon Dorian Gray. C'était le titre de mon oeuvre.
|
LiliLou
|
Dorian Gray, c'est culte.
Barbie aussi, mais elle est Conne, tu vois, quoi.
Elles sont jolies tes couleurs, et puis tous ces pots de peinture et cette frénésie. =)
Répondre à ce commentaire
|
|
Celsius42
|
Abus de caféine, peut être. :)
Répondre à ce commentaire
|
|
LiliLou
|
Peu importe, la frénésie est toujours bonne à prendre. =)
Répondre à ce commentaire
|
à 19:44