Taught to play the Autoharp

Il y a dans le monde plusieurs sortes de gens. Ceux qui n'aiment que le café, ceux qui n'aiment que le thé, ceux qui boivent des deux, d'aucuns, du lait... Et puis il y a ceux des groupes masqués ou affichés. Je parle, bien sûr, de leur numéro de téléphone.

Je vais illustrer mon propos par une citation d'une connaissance (Robert Paulson, pour ceux qui s'en souviennent) :

"- Moi, si c'est un numéro masqué ou inconnu, je décroche pas."

D'abord, c'est bête. parce que j'ai déjà eu des appels venant de numéros tel 000000 ou 666999 ou 333777333. Va répondre à un numéro qui n'existe pas alors qu'il s'affiche de façon éhontée. Ensuite, j'offre toujours le contre-argument de l'appel d'un probable employeur. Les numéros fixes de beaucoup d'entreprises sont masqués lorsqu'ils appellent en externe (dans le monde du dehors, là ou c'est dangereux).

"- Ben il n'a qu'à laisser un message."

Sauf si l'employeur est face à plusieurs candidatures toutes plus alléchantes les unes que les autres et qu'il décide de jouer à la roulette russe et de donner l'emploi au premier qui répond. Pire encore, s'il ne raccrochait pas immédiatement il entendrait sûrement ton répondeur débile :
"Allo ? ... Allo ? ... Allo ? Ben alors ma poule tu m'entends pas tu t'es fait couiller c'est un répondeur ici, t'es trop toi. C'est con ce qui t'arrive, hein ? Allez, sans rancune et laisse un message pour me dire combien tu aimes mes pectoraux, ou ce que tu veux chez moi, en fait."

Ah. Ca fait réfléchir hein ?
Pour ma part, j'appelle toujours en masqué parce que j'ai horreur que l'on décroche en disant "Salut Celsius, la forme ?". Je veux que pendant un instant, on croit à l'appel d'un potentiel employeur, que c'est la chance d'une vie au bout du fil, qu'il flotte un air d'inconnu, de désir et d'aventure dans ces instants qui fibrillent avant que ma voix rompue par une nuit sans sommeil ne dise "Salut, c'est Celsius. La forme ?". Je veux forcer du rêve dans la gorge des gens que j'appelle. Je veux qu'ils se gavent d'imaginaire comme des oies, qu'ils crient tous leurs poumons lorsque les flammes dévoreront le Capitole, que leurs ailes atrophiées se déploient dans la nuit noire en battant sans succès la mesure de cette cité noyée dans la démesure.

Mais les gens que je connais n'en ont rien à fo... faire. Alors je me heurte très souvent à ce rempart impénétrable d'une voix vibrante de sensualité électronique et de féminité arrachée qui me dit :
"Vous êtes bien sur la messagerie du 696969, veuillez laisser un message après le bip sonore. Si vous souhaitez ré-écouter votre message ou le modifier, tapez dièse. Si vous souhaitez..."

Je laisse rarement un message. Parce que j'en ai perdu l'habitude. Dans cette société de la "now generation" ou l'on est habitué à tout avoir maintenant, j'ai perdu l'habitude que les gens ne soient pas disponibles pour moi, immédiatement, ici, tout de suite. Je n'arrive plus à comprendre qu'on puisse ne pas entendre son mobile sonner (ou biper), le sentir vibrer, et d'immédiatement le décrocher, même si l'on est en pleine réunion du conseil d'administration, dans les transports en train de se faire agresser, dans une ruelle sombre suivie par deux hommes au visage caché par une capuche... Comme si, finalement, le monde tournait autour de moi.
Fais toi agresser plus tard, je veux te raconter ma rupture sentimentale. Peu importent ces deux menaçantes personnes dans ton dos, j'ai trouvé cette photo de chaton trop mignonne, il faut absolument que tu viennes sur internet pour que je te la montre. Dis adieu au conseil, j'ai trouvé deux places pour le concert d'un groupe que je suis le seul à connaitre, il est 18H55 et c'est à 19H à Tours. On décolle !