Les caissières sont toutes des femmes.
--> Où l'auteur fait ses courses.
Il y a peu, je passait dans les allées de chez l'Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne (S.M. de son nouveau nom) pour faire des courses.
Surprise, qui vois-je ? Matthieu. Des bras comme des cuisses, un T-shirt moulant a décolleté (je crois qu'on dit échancrure chez les hommes) en V.
"- Oh !
- Oh.
- Matthieu, ça fait une éternité qu'on s'est pas vus ! tu deviens quoi ?
- Ben je suis puériculteur, comme toujours.
- Ca fait quoi, cinq ans qu'on s'est pas vu ? Comme va la famille, les amis, tout ça ?
- Ben écoute bien, mon père s'est fait opérer de la prostate et sors lundi, moi je vais faire à diner pour ma copine...
- D'où la bouteille de vodka, pour lui défoncer les papilles, qu'elle ne sachent pas que c'est dégueulasse ?
- Exactement ! Bon et toi, tu fais quoi ?"
Je fais un instant une pause dans ce récit par trop compact mais cependant palpitant. Je hais cette question. De tout mon coeur, avec une rage blanche et des dents jaunes. Peut être parce que je la pose à tout le monde avec la ferme intention de m'intéresser à ce qu'on me répondra pour ne pas l'oublier dans les secondes qui suivent (échec) alors que d'autres la posent comme on pose une bise sur la joue de ses collègues, par politesse et habitude, sans même y penser. Parce que moi, je m'intéresse à la réponse. Et que les autres non. mais qu'au final ça ne change rien.
"- Moi ? Et bien, je n'ai plus qu'à finir mon stage et j'aurais un master d'architecture, ce qui veut dire que je pourrais signer les plans.
- Waaah ! Mais c'est génial !
- oui hein.
- ...
- ...
- Et sinon, tu as des nouvelles des gens de la Fac ?
- Oh, pas tellement. Je sais qu'Emeline fait du design, que Jacques est finalement sorti de son école d'ingénieur et Fabrice cherche un cobaye pour son examen d'esthéticien. Même si j'ai l'âge requis, je ne compte pas subir d'épilation du maillot, alors je l'ai envoyé bouler. A part ça, pas réellement, non. Et toi ?
- Ben ya Bérénice qui a deux mômes, Astrid va bien...
- Astrid... Blonde, grand sourire, grands yeux pâles et tristes ?
- Euh, oui, peut être...
- Au fait, ta copine, c'est Mathilde ?
- Non, on a rompu il y a quatre ans. Elle me trompait.
- Oh. Et donc maintenant... ?
- On s'est rencontré à la maternité. Je venais voir une cousine et elle sa soeur, qui avaient accouchée dans les mêmes eaux. J'allais chercher un café, je ne regardais pas devant moi, et j'ai renversé le sien sur son chemisier quand je lui suis rentré dedans.
- Ca c'est bien toi...
- Tu l'as dit.
- ...
- ...
- Bon et sinon, tu as quoi comme plans pour l'avenir ? Le week-end prochain je suis pris mais ça serait cool de se refaire un truc avec les gens, histoire de.
- Ouais, ouais, ce serait sympa. Ben tiens donne moi ton numéro, je te bip et on s'organise ça."
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Après cet échange, nous sommes tous les deux repartis, chacun de son côté. Ce qui me sidère, c'est à quel point, finalement, la vie m'a pris. A la Fac, je pensais qu'on resterait amis pour l'éternité. Que quoi qu'il arrive on se verrait au moins une fois par mois, qu'on ferait des fêtes ensemble, qu'on apprendrait à mieux se connaitre au fil du temps et, peut être, qu'on finirait tous dans la même maison de retraite, à cacher les outils des infirmières pour nous venger de la disparition de nos dentiers.
Et finalement, la vie a pris le dessus sur la vie. Comme l'image de la rivière, on a pris chacun une branche différente du Delta du Nil. Je n'ai pas discuté avec Matthieu, qui était parti en chine pendant un an. Non, j'ai discuté avec un Matthieu qui ressemblait à Matthieu, qui avait vécu les mêmes choses que Matthieu à un moment donné, mais qui n'était plus le même Matthieu qui angoissait parce qu'il n'avait pas son permis de conduire.
Et de son côté, il n'a pas parlé avec Edmond. Non, j'ai trop changé pour ça. En l'espace de cinq ans j'ai repris mes études, j'ai rencontré et côtoyé des étudiants qui avaient la moitié de mon âge, j'ai fait des fêtes anonymes et anxieuses, j'ai appris à faire des ascenseurs avec craie et ficelle, et surtout j'ai peu à peu perdu contact avec ceux qui autrefois étaient les "je peux me permettre de faire connaissance avec plus tard, pour le moment concentrons nous sur cette brunette incendiaire, si j'arrive à passer le nuage de gardes du corps".
Oh, je ne regrette rien. Si je n'avais pas repris mes études, je n'aurais pas connu tous les gens extraordinaires que j'ai connu. Je n'aurais pas fait ces expériences. Ce qui m'ennuie, c'est d'avoir perdu. Un peu comme le cerveau, ou il arrive un âge auquel les cellules cessent de se multiplier et commencent à mourir sans être remplacée.
J'ai peur pour mes neurones.